vendredi 7 mars 2014

Anniversaire : 03 mars 1973 - Le Monde Diplomatique (1)

Point de vue sur le régime et l’opposition au Maroc
Le pouvoir perd peu à peu ses principaux soutiens

Le 3 mars 1973, des affrontements armés se sont produits à Khénifra et Goulimine entre des combattants du Front national populaire armé et les forces de la gendarmerie royale. Des rumeurs ont circulé, avançant le chiffre de trente-neuf morts. Les régions furent bouclées et, aujourd’hui encore, des barrages de police sont maintenus sur certains axes routiers, ceux du Nord-Est en particulier. D’autres actions armées ont eu lieu dans les villes de Casablanca, Rabat, Oujda et Nadar.
La répression qui s’est abattue sur l’ensemble des forces d’opposition – plusieurs centaines d’arrestations officielles, sans parler de plusieurs dizaines d’enlèvements – traduit l’extrême désarroi qui règne au sein du pouvoir depuis l’exécution d’Amokrane, l’un des auteurs du putsch armé d’août 1972. Où en est le système face à cette montée des périls ?
Il ne reste rien du semi-libéralisme, dernière marge de manœuvre d’un pouvoir aux abois. Le masque est tombé : le policier est roi. Une armée défunte, une administration pétrifiée, le régime est sur le point d’être abandonné par son propre enfant : la grande bourgeoisie. Il a perdu de sa superbe. Il réveille les vieux démons du berbérisme, lance l’appel à la « umma » (1) contre les hérétiques athées (2). L’image mythique de la « siba » (3) épouvante les bourgeois. Et les Frères musulmans (4) du Maroc ne s’inscrivent nullement dans les idéologies de lutte du peuple marocain.
Ce régime ne fait plus illusion. Comme unique légitimité, il ne cesse d’invoquer les siècles alaouites. Il est bien l’héritier des Moulay Abdelaziz et Moulay Youssef, créatures du colonialisme. Plus qu’aucun autre, il aura contribué au maintien de l’emprise du capital étranger sur le Maroc. Le souffle court, il reprend le programme d’Erik Labonne de 1946 (5) : la marocanisation des différents secteurs de l’économie. Trop tard. Déjà, à ce moment-là, la bourgeoisie refusait l’appât.
Répression et développement économique : de ces deux points du programme de gouvernement, seul le premier a été scrupuleusement rempli. Ainsi, à partir de janvier 1972, il diversifie ses coups par l’arrestation de près d’une centaine de militants d’une organisation marxiste-léniniste. Celle-ci était née principalement du regroupement de militants qui ont quitté l’U.N.F.P. et le P.L.S. (Parti de la libération et du socialisme) à partir des années 1968-1970, accusant les deux partis d’entretenir l’illusion que le régime serait en mesure de se réformer.
Pourquoi cet échec du réformisme ? Pourquoi l’U.N.F.P. n’a-t-elle pas réussi à prendre le pouvoir, alors qu’elle était à la pointe du combat ? Du complot au « focco », ses formes de lutte ont connu une évolution qualitative. Les événements du 3 mars à Khénifra et Goulimine, par leur tentative d’instaurer un foyer armé, marquent une étape historique dans l’évolution des modalités du combat. Ils ont profondément ébranlé l’équipe dirigeante. Le silence sur le bilan des victimes, l’insistance bruyante du ministre de l’intérieur sur la collaboration des tribus avec les forces de répression, l’intervention de la gendarmerie royale, montrent que les faits se sont déroulés autrement que ne l’affirme la version officielle. Celle-ci est démentie par le comportement des populations qui ont refusé le contact avec le nouveau chef de cercle, un lieutenant-colonel, et exigé le retour de l’ancien « amel » enlevé, juste après les premiers heurts, par la gendarmerie royale.
Mais une somme d’opérations ne constitue pas une guerre populaire de longue durée, qui suppose une ligne politique et une stratégie. L’U.N.F.P. est prisonnière de stratégies contradictoires, que ses dirigeants pensaient complémentaires, et qui vouaient à l’échec ses tentatives. Car elles se situent en dehors des luttes des masses marocaines. L’unique force du pouvoir actuel, détesté par le peuple, c’est l’impuissance de l’organisation de la petite bourgeoisie à puiser son énergie au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre. Certes, l’U.N.F.P. a montré sa ténacité dans la revendication du pouvoir. Tout au long de ces dix dernières années, si elle a changé ses formes de lutte, celles-ci prenant des aspects de plus en plus radicaux, elle n’a pas modifié son rapport profond aux masses populaires. Depuis 1965, date de l’insurrection populaire de Casablanca, les masses sont restées en dehors des luttes menées par l’U.N.F.P. et la Koutla Al Watania (Front national : alliance de l’Istiqlal, de l’U.N.F.P. et de l’U.M.T.). Toute lutte populaire qui se transforme en guerre populaire prolongée suppose un enracinement dans les douars, les bidonvilles et les cités ouvrières.
Les classes populaires écoutent Radio-Libye mais ne reconnaissent pas encore comme leurs les faits d’armes de Khénifra et de Goulimine. Elles ont pris connaissance du programme du Front national populaire armé, qui a déclenché les actions du 3 mars, mais pour elles ce n’est qu’un programme de plus. « Quelles garanties avons-nous ? » Telle est la question qu’elles se posent. L’espoir et la circonspection se partagent les cœurs. L’espoir d’en finir avec un pouvoir honni, la circonspection devant les proclamations. Car l’expérience est amère. Les paysans furent seuls face aux « nouveaux colons » et aux gendarmes. Ils ont organisé seuls toutes les ripostes : les plaintes devant les tribunaux, les délégations au Palais royal, le siège des municipalités et l’affrontement violent avec les forces de répression. La branche syndicale et « économiste » de l’U.N.F.P. neutralise la classe ouvrière. Sa branche politique bridait les lycéens et les étudiants. La fraction armée développe les tentatives d’implantation. Elle aura l’occasion de les multiplier encore.
Mais le pouvoir est-il toujours à la merci des surprises ? Apparemment, les impérialismes français et américain ne permettront pas aussi facilement l’installation d’un « régime à l’algérienne » dans l’Occident arabe, alors que la Tunisie continue sa plongée dans l’incertain. Les possibilités qu’ils ont de contrôler le dynamisme algérien seraient réduites si le verrou occidental de leurs intérêts dans cette région venait à sauter. A moins d’une neutralité bienveillante du département d’Etat et du Quai d’Orsay... Pourquoi pas ? Le comportement américain, lors des putschs militaires de juillet 1971 et d’août 1972, aurait été évoqué dans les conversations des Açores entre MM. Nixon et Pompidou. Que reprocherait l’impérialisme américain au pouvoir marocain, sinon d’être un rempart trop fragile devant la montée du mécontentement populaire ? Tout comme ce fut le cas pour Constantin en Grèce, Hassan II représenterait de plus en plus un pouvoir inadéquat.
A deux reprises, les tentatives de putsch ont échoué. Et si le maintien des intérêts généraux de l’impérialisme. notamment le contrôle de la route du fer, incluait dans sa stratégie la nouvelle violence afin justement qu’elle ne se transforme pas en lutte armée de longue durée ? Pour empêcher l’apparition d’un foyer révolutionnaire dont le développement liquiderait la tutelle de la petite bourgeoisie, l’heure ne serait-elle pas venue de hâter l’avènement de cette dernière ? Ce serait là un pari audacieux. Mais l’impérialisme a l’expérience de ces renversements de tendance à travers l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie. Ces quinze dernières années, il a pris la mesure des limites de sa coexistence avec la petite bourgeoisie. Aussi les récents bouleversements en Turquie montrent-ils qu’il revient à son allié naturel : l’épée. Au Maroc, deux épées ont été brisées. Où trouver la troisième ? Car bien plus risqué est le maintien du pouvoir actuel qui, absorbé dans le cycle de la provocation et de la révolte populaire, aboutirait à une nouvelle situation où les luttes ne seraient plus dirigées par la petite bourgeoisie.
Autant de questions dont la réponse ne sera pas trouvée à l’extérieur du Maroc, mais dans l’attitude combative du peuple marocain, de sa classe ouvrière, de sa paysannerie. L’issue est entre leurs mains, quelles que soient les manœuvres de l’impérialisme pour maintenir ou hâter la chute du pouvoir aux seules fins de consolider le système. Une révolution populaire et démocratique ne peut être contrôlée par aucune fraction de la bourgeoisie, fût-elle la plus avancée idéologiquement.
Le pouvoir cherche à élargir son assise sociale à l’intérieur et à rompre son relatif isolement à l’extérieur. Les pressions exercées sur l’Algérie pour qu’elle collabore avec le régime dans la répression des combattants ont reçu un accueil mitigé. M. Benhima, ministre des affaires étrangères, s’est vu répondre par Alger que le Maroc n’avait qu’à faire sa propre police aux frontières. La demande d’intervention auprès du colonel Kadhafi adressée aux Irakiens par M. Bahmini, conseiller personnel de Hassan II, n’a pas eu plus de succès.
Par ailleurs, la France s’est étonnée du ton de l’organe de presse du Palais royal (Maroc-Soir) réclamant des sanctions contre les opposants marocains à Paris. Enfin, la mission marocaine envoyée à Washington pour une demande d’aide économique s’est heurtée à une certaine réserve.
Aussi le pouvoir multiplie-t-il les ouvertures : une délégation de la sûreté nationale composée de fonctionnaires de la police marocaine a rendu visite à ses collègues brésiliens et argentins. A l’intérieur aussi, le pouvoir reprend les éternelles « ouvertures » par le cycle encore une fois recommencé des contacts, consultations, négociations. A ce jeu, il est imbattable pour neutraliser ses adversaires et continuer seul.
De plus, le régime entend ne pas ménager ses efforts pour conquérir les bonnes dispositions des investisseurs étrangers et surtout regagner la confiance de la bourgeoisie. Un nouveau code des investissements industriels, encore plus libéral que les dernières réformes du précédent, est prêt. H. Iqbal écrivait, il y a un an, dans Souffles (6) : « Le code des investissements de 1958, au fur et à mesure des modifications qui lui sont apportées, abandonne des concessions aux sociétés étrangères. Pourtant, elles réclament plus : que les impôts soient moins lourds. » C’est exactement ce qu’elles viennent d’obtenir : la frontière ouverte au capitalisme « sauvage », avec garantie de transfert intégral et trois années d’exonérations d’impôts, « l’eldorado des affaires » et le paradis fiscal dans un même pays. Enfin, on parle avec insistance, dans les milieux industriels, de l’institution de trois zones franches : Tanger, Casablanca, Agadir.
La période des demi-mesures, des tiraillements entre l’idéologie étatiste des jeunes technocrates et la « réalité des affaires » semble bien close. L’ambition du régime est le franquisme. Encore devrait-il disposer d’une bourgeoisie qui veuille bien s’insérer dans une stratégie destinée à faire du pays le garde-manger de l’Europe (où l’industrie et l’agriculture marocaines voient leur place définie en fait par les contradictions du capitalisme européen), et d’une administration qui ne serait pas une simple accumulation des sédiments superposés de la colonisation, de l’étatisme progressiste et du népotisme incompétent. Encore devrait-il avoir une paysannerie et une classe ouvrière dociles. Même si le pouvoir parvient à domestiquer certains partis...
(1) Communauté islamique.
(2) Récemment, dans les mosquées, il a été fait appel à la vigilance et au combat contre les hérétiques athées, les communistes.
(3) Périodes de l’histoire du Maroc ou les tribus secouaient le joug de l’Etat, refusant en particulier de payer l’impôt.
(4) Au cours des derniers mois, des tracts signés Frères musulmans, inspirés directement par la police, ont été distribués, à Casablanca notamment, dénonçant nommément trois professeurs, accusés d’être hostiles au roi. Peu de temps après, ils furent arrêtés.
(5) Résident général au Maroc en 1946-1947, c’était un esprit libéral dans la tradition des saints-simoniens.
(6) Souffles.

François Della Suda
* Directeur de Souffles, revue culturelle arabe du Maghreb, B.P. 114, Paris, Cedex 15. La revue possède aussi une édition en arabe, Anfasse

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Mai 1973
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