vendredi 7 mars 2014

Anniversaire : 03 mars 1973 - Le Monde Diplomatique (2)

 Maroc : Riposte du roi, faiblesse de l’opposition

Un procès pour humilier les vaincus et semer la crainte


Quand un procès politique s’ouvre au Maroc, l’essentiel a déjà eu lieu. L’audience publique, c’est le dénouement d’un drame obscur et sanglant qui s’est déroulé dans les « villas » du colonel Dlimi et dans les coulisses du palais. A Kenitra, dans le procès qui s’est ouvert le 25 juin, la marge d’autonomie du tribunal militaire est parfaitement délimitée : jugeant selon une procédure de flagrant délit, il ne dispose pour tout dossier que des procès-verbaux d’interrogatoires devant la police. Quant au verdict, il appartient au palais seul. Il lui reste la procédure et la routine des interrogatoires sur le fond.
Nul ne fait mystère des conditions dans lesquelles les policiers ont recueilli les « aveux » des accusés. Quand l’un d’entre eux en commence le récit à la barre, le procureur du roi l’interrompt d’un air las : « Laissez, on sait tout cela. » La thèse des fonctionnaires qui assistent au procès et assurent les contacts avec les journalistes étrangers est plus franche encore : « Ceux-là, au moins (parlant des accusés), ils sont vivants. »
Le procès de Kenitra ressemble à ceux qui l’ont précédé. L’agence officielle reproduit les débats in extenso, et les quotidiens tolérés de l’opposition, qui ne survivent qu’au prix d’une autocensure permanente, peuvent en rendre compte sans être inquiétés ; il est vrai qu’ils ne se risquent pas à faire de commentaires. Ainsi, tous les Marocains qui lisent les journaux auront appris, par exemple, que le colonel Dlimi avait participé personnellement à des séances de tortures. Un accusé l’a dit et nul ne l’a démenti, pas même dans la presse officielle.
Comment expliquer cette étrange « liberté » qui règne à Kenitra ? Il ne faut pas exclure le souci de montrer à l’extérieur qu’on respecte certaines lois. Mais le calcul serait un peu naïf. Il est difficile de bafouer davantage les règles les plus élémentaires de la procédure qu’on ne l’a fait dans ce procès. On juge en flagrant délit des gens emprisonnés depuis plus de deux mois et parfois plus d’un an ; la moitié des avocats n’ont eu accès au dossier concernant leur client qu’au jour de la première audience ; le procès-verbal de synthèse qui, à défaut d’acte d’accusation, établit les connexions entre les différents accusés n’a pas été communiqué à la défense, privée ainsi du document le plus important... On n’en finirait pas d’énumérer les irrégularités qui ont occupé trois jours d’audience et qui entacheront gravement le verdict final.
Mais s’en soucie-t-on vraiment ? L’opération ne vise pas seulement l’opinion publique internationale, elle est dirigée aussi vers l’intérieur. On a souvent cité la phrase d’Hassan Il : « Peu m’importe qu’il y ait au Maroc quinze millions d’opposants, pourvu qu’il n’y ait pat d’opposition. » Les procès politiques sont tout à la fois l’occasion de la vérifier et de la mettre en pratique. Il ne s’agit pas de juger, mais de vaincre et d’humilier le vaincu. De Marrakech en juillet 1971 (procès de l’U.N.F.P., Basri, Bounaïlat) à Kenitra I (février 1972, procès des « cadets » rescapés de l’attentat de Skhirat), à Kenitra II (automne 1972, procès des officiers responsables de l’attentat contre le Boeing royal), pour finir – provisoirement – aujourd’hui avec Kenitra III, le scénario judiciaire est identique, la philosophie qui l’inspire inchangée. Les faits eux-mêmes ne sont que le contenu manifeste, le prétexte si l’on veut. A Kenitra, on juge en principe les accusés du « complot du 3 mars » ; en fait, il s’agit, nous le verrons, d’un procès d’opinion.
Le 3 mars, un bâtiment administratif était attaqué par une bande armée à une centaine de kilomètres de Rabat. Peu après, la police découvrait plusieurs bombes qui n’avaient pas éclaté, dont une à Casablanca sous la voiture du consul des Etats-Unis, et une autre à Rabat au théâtre Mohammed-V. Le même jour, des troubles éclataient dans les régions de Goulmima et de Khénifra. La troupe intervint. Il y eu de nombreux tués et la répression frappa indistinctement la population civile qui aurait pu aider les rebelles. Un communiqué de Radio-Tripoli devait revendiquer l’ensemble de ces actions au nom d’un « Front de libération national » qui se proposait de renverser la monarchie et d’établir la république au Maroc, « Front » dont nul n’a plus entendu parler depuis.
Le 2 avril, la police opérait une série d’ « arrestations » dans les rangs de l’U.N.F.P. Un décret suspendait les activités de celle-ci pour quinze jours d’abord, puis, à l’expiration de ce délai, pour quatre mois.
Les accusés de Kenitra sont les appréhendés du 2 avril, plus ceux qui ont été pris les armes à la main après le 3 mars, quelques autres convaincus de complicité, et d’autres encore, déjà incarcérés à l’époque, mais auxquels on reproche des faits qui se rapportent aux activités de l’organisation « subversive » dirigée de l’étranger par Mohammed Basri.
Basri, ancien chef de la résistance intérieure contre les Français, condamné à mort en 1964 dans l’affaire du « complot de juillet 1963 », gracié en 1965, exilé volontaire depuis 1966, membre du secrétariat de l’U.N.F.P., était déjà l’accusé principal – par contumace – du procès de Marrakech. Il y fut condamné à mort. A Kenitra II, il fut beaucoup question des liens entre Basri et le lieutenant Amokrane dans la préparation de l’attentat du 16 août 1972. Et Kenitra III est à nouveau le procès de Basri, même si celui-ci, du fait de la procédure adoptée, ne figure pas parmi les accusés. Mais peut-on confondre Basri et l’U.N.F.P. ? Telle est la question essentielle et finalement l’enjeu de ce procès. En juillet 1971, isoler l’U.N.F.P. ou ses dirigeants semblait un objectif suffisant. Cette fois, il s’agit de l’abattre. A Marrakech, on jugeait un « complot contre la sûreté intérieure de l’Etat », qui n’avait pas reçu le moindre commencement d’exécution. La police avait eu la main particulièrement lourde dans la fabrication des dossiers, le principal témoin à charge était un membre de l’organisation passé à la police : beaucoup de bruit pour peu de faits. En plein déroulement du procès, ce fut le « coup » du 10 juillet, l’affaire manquée de Skhirat. Le complot jugé à Marrakech devenait bien dérisoire. Un verdict de clémence s’imposait : l’accusé principal, présent, Saïd Bounaïlat, fut condamné à mort, gracié et libéré (contrairement à ceux qui, condamnés à des peines plus légères, sont toujours en prison). La clémence devait aussi aider à la reprise, urgente vu la situation du pays, du dialogue entre le roi et l’opposition. Il eut lieu et n’aboutit point.
Et ce fut le 16 août : deuxième tentative contre la monarchie, deuxième échec. Le roi du Maroc n’ignorait pas qu’il devait, sinon sa survie personnelle, du moins celle de son régime, à l’inexistence pratique d’une opposition capable d’orienter à son profit le mécontentement populaire. Il avait beaucoup fait pour en arriver là, mais le 16 août, comme Skhirat un an avant, lui rappelait tout le danger qu’il y avait à gouverner contre tout le monde. Il devait donc tenter de renouer la discussion avec les partis, et il adressa à leurs chefs une lettre personnelle.
L’initiative allait faire long feu. La situation de la gauche marocaine avait évolué. Le ton n’était plus aux négociations sur des perspectives imprécises. Depuis le 31 juillet 1972, l’U.N.F.P., à l’initiative de ses dirigeants de Rabat, avait décidé de suspendre de ses fonctions Abdallah Ibrahim, l’un des trois membres du bureau politique. Cette décision officialisait la rupture entre les « politiques » plus soucieux d’organisation à la base et d’intervention du parti dans les « luttes de masse », et les « syndicalistes », plus enclins à un compromis immédiat avec le régime. Un éditorial d’Al Moharrir, le journal de l’U.N.F.P. de Rabat, proclamait la nécessité d’un « front à la base ». Et cela au moment même où l’organisation participait avec succès à plusieurs conflits sociaux. Le ton était neuf. On était loin du « Front national », bureaucratique et inefficace, et des négociations secrètes avec le palais, qui avaient tellement désorienté les militants quelques mois auparavant. Depuis la grande répression de 1963-1964, une opposition politique allait peut-être exister au Maroc. Cette fois, la menace pour le régime devenait sérieuse. Les mouvements d’étudiants et de lycéens gardaient une inquiétante vitalité. Il était difficile d’évaluer leur puissance de contagion. A cette seconde menace s’en ajoutait une troisième : à l’évidence, Basri n’avait pas désarmé. Radio-Tripoli, largement écouté au Maroc malgré les brouillages, continuait d’appeler à la « révolution de l’armée et du peuple ».
Il fallait donc frapper. Hassan II a montré à plusieurs reprises que non seulement il a le sens de la riposte mais qu’il sait aussi se servir des symboles qui marquent l’imagination populaire. Pour inaugurer sa nouvelle politique, il choisit une date : le 13 janvier, l’ « Aid Adha », qui commémore le sacrifice d’Abraham et qui est, traditionnellement chez les musulmans, le jour de la trêve. Le 13 janvier donc, les onze officiers condamnés à Kenitra II pour l’attentat du 16 août, sont fusillés. Le même jour, les deux principaux organisateurs de l’U.N.F.P., Mohammed Lyazghy à Rabat, Omar Benjelloun à Casablanca, reçoivent à leur domicile un colis piégé. Il n’y a pas de hasard. Quelques instants avant son exécution, Amokrane avait recommandé à Benjelloun et Lyazghy, par l’intermédiaire de son avocat, de se tenir sur leurs gardes. On l’avait torturé depuis le jugement le condamnant à mort pour qu’il complète sa déposition et « avoue » la complicité des deux dirigeants de l’U.N.F.P. dans l’affaire du Boeing. Les colis piégés, c’était aussi la réponse à la « révolution de l’armée et du peuple », proclamée par Basri. L’interdiction de l’Union nationale des étudiants marocains dans les jours suivants allait parachever la politique royale.
Le « 3 mars » montre que cette politique a échoué. Certes, la « révolution », un peu aventureusement proclamée, n’a pas eu lieu. Mais il y eut quand même des combats. Les armes présentées sur la table des pièces à conviction ne sont plus, comme à Marrakech, de vieux tromblons rouillés et des bombes hors d’usage, mais des fusils et des armes automatiques modernes. Parmi les accusés figurent sept militaires : des militaires et des civils impliqués ensemble dans une affaire politique qui n’a rien à voir avec un coup d’Etat, voilà qui est nouveau. Les accusés représentent à peu près tous les secteurs sociaux et tous les horizons de la vie marocaine : c’est finalement le Maroc réel que l’on juge à Kenitra. Et c’est pourquoi, en fin de compte, il ne s’agit que d’un procès d’opinion. Les faits eux-mêmes tiennent peu de place : Omar Dahkoun, le principal accusé, les a tous reconnus et courageusement revendiqués. Son organisation, qui n’a rien à voir avec l’U.N.F.P., avait pour but, selon lui, de lutter contre « le sionisme et l’impérialisme et leurs complices au Maroc ». Le régime n’est pas directement mis en cause par les accusés. Mais c’est finalement de lui qu’il est question, d’un bout à l’autre du procès.
Les responsables de l’U.N.F.P., sommés de s’expliquer sur leur attitude à l’égard de la violence et de Basri, ont désapprouvé l’action du 3 mars. Ils ont simplement confirmé à l’audience leur position traditionnelle sur l’action politique. Mais, comme le disait Abderrahim Bouabid, le dernier dirigeant de l’U.N.F.P. encore en liberté au Maroc, et comme il le répétera peut-être à la barre puisque l’accusation, pour l’empêcher de plaider en faveur de ses camarades, l’a cité comme témoin : « Notre position n’a jamais été de recourir à la violence. Mais la question est moins de savoir si l’usage de la violence est légitime que de dire pourquoi, dans le Maroc d’aujourd’hui, tant d’hommes estiment qu’il n’y a pas d’autre voie pour sortir de la crise. »
                                                                                                                                Marc Kravetz


------------
Août 1973
------------

Anniversaire : 03 mars 1973 - Le Monde Diplomatique (1)

Point de vue sur le régime et l’opposition au Maroc
Le pouvoir perd peu à peu ses principaux soutiens

Le 3 mars 1973, des affrontements armés se sont produits à Khénifra et Goulimine entre des combattants du Front national populaire armé et les forces de la gendarmerie royale. Des rumeurs ont circulé, avançant le chiffre de trente-neuf morts. Les régions furent bouclées et, aujourd’hui encore, des barrages de police sont maintenus sur certains axes routiers, ceux du Nord-Est en particulier. D’autres actions armées ont eu lieu dans les villes de Casablanca, Rabat, Oujda et Nadar.
La répression qui s’est abattue sur l’ensemble des forces d’opposition – plusieurs centaines d’arrestations officielles, sans parler de plusieurs dizaines d’enlèvements – traduit l’extrême désarroi qui règne au sein du pouvoir depuis l’exécution d’Amokrane, l’un des auteurs du putsch armé d’août 1972. Où en est le système face à cette montée des périls ?
Il ne reste rien du semi-libéralisme, dernière marge de manœuvre d’un pouvoir aux abois. Le masque est tombé : le policier est roi. Une armée défunte, une administration pétrifiée, le régime est sur le point d’être abandonné par son propre enfant : la grande bourgeoisie. Il a perdu de sa superbe. Il réveille les vieux démons du berbérisme, lance l’appel à la « umma » (1) contre les hérétiques athées (2). L’image mythique de la « siba » (3) épouvante les bourgeois. Et les Frères musulmans (4) du Maroc ne s’inscrivent nullement dans les idéologies de lutte du peuple marocain.
Ce régime ne fait plus illusion. Comme unique légitimité, il ne cesse d’invoquer les siècles alaouites. Il est bien l’héritier des Moulay Abdelaziz et Moulay Youssef, créatures du colonialisme. Plus qu’aucun autre, il aura contribué au maintien de l’emprise du capital étranger sur le Maroc. Le souffle court, il reprend le programme d’Erik Labonne de 1946 (5) : la marocanisation des différents secteurs de l’économie. Trop tard. Déjà, à ce moment-là, la bourgeoisie refusait l’appât.
Répression et développement économique : de ces deux points du programme de gouvernement, seul le premier a été scrupuleusement rempli. Ainsi, à partir de janvier 1972, il diversifie ses coups par l’arrestation de près d’une centaine de militants d’une organisation marxiste-léniniste. Celle-ci était née principalement du regroupement de militants qui ont quitté l’U.N.F.P. et le P.L.S. (Parti de la libération et du socialisme) à partir des années 1968-1970, accusant les deux partis d’entretenir l’illusion que le régime serait en mesure de se réformer.
Pourquoi cet échec du réformisme ? Pourquoi l’U.N.F.P. n’a-t-elle pas réussi à prendre le pouvoir, alors qu’elle était à la pointe du combat ? Du complot au « focco », ses formes de lutte ont connu une évolution qualitative. Les événements du 3 mars à Khénifra et Goulimine, par leur tentative d’instaurer un foyer armé, marquent une étape historique dans l’évolution des modalités du combat. Ils ont profondément ébranlé l’équipe dirigeante. Le silence sur le bilan des victimes, l’insistance bruyante du ministre de l’intérieur sur la collaboration des tribus avec les forces de répression, l’intervention de la gendarmerie royale, montrent que les faits se sont déroulés autrement que ne l’affirme la version officielle. Celle-ci est démentie par le comportement des populations qui ont refusé le contact avec le nouveau chef de cercle, un lieutenant-colonel, et exigé le retour de l’ancien « amel » enlevé, juste après les premiers heurts, par la gendarmerie royale.
Mais une somme d’opérations ne constitue pas une guerre populaire de longue durée, qui suppose une ligne politique et une stratégie. L’U.N.F.P. est prisonnière de stratégies contradictoires, que ses dirigeants pensaient complémentaires, et qui vouaient à l’échec ses tentatives. Car elles se situent en dehors des luttes des masses marocaines. L’unique force du pouvoir actuel, détesté par le peuple, c’est l’impuissance de l’organisation de la petite bourgeoisie à puiser son énergie au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre. Certes, l’U.N.F.P. a montré sa ténacité dans la revendication du pouvoir. Tout au long de ces dix dernières années, si elle a changé ses formes de lutte, celles-ci prenant des aspects de plus en plus radicaux, elle n’a pas modifié son rapport profond aux masses populaires. Depuis 1965, date de l’insurrection populaire de Casablanca, les masses sont restées en dehors des luttes menées par l’U.N.F.P. et la Koutla Al Watania (Front national : alliance de l’Istiqlal, de l’U.N.F.P. et de l’U.M.T.). Toute lutte populaire qui se transforme en guerre populaire prolongée suppose un enracinement dans les douars, les bidonvilles et les cités ouvrières.
Les classes populaires écoutent Radio-Libye mais ne reconnaissent pas encore comme leurs les faits d’armes de Khénifra et de Goulimine. Elles ont pris connaissance du programme du Front national populaire armé, qui a déclenché les actions du 3 mars, mais pour elles ce n’est qu’un programme de plus. « Quelles garanties avons-nous ? » Telle est la question qu’elles se posent. L’espoir et la circonspection se partagent les cœurs. L’espoir d’en finir avec un pouvoir honni, la circonspection devant les proclamations. Car l’expérience est amère. Les paysans furent seuls face aux « nouveaux colons » et aux gendarmes. Ils ont organisé seuls toutes les ripostes : les plaintes devant les tribunaux, les délégations au Palais royal, le siège des municipalités et l’affrontement violent avec les forces de répression. La branche syndicale et « économiste » de l’U.N.F.P. neutralise la classe ouvrière. Sa branche politique bridait les lycéens et les étudiants. La fraction armée développe les tentatives d’implantation. Elle aura l’occasion de les multiplier encore.
Mais le pouvoir est-il toujours à la merci des surprises ? Apparemment, les impérialismes français et américain ne permettront pas aussi facilement l’installation d’un « régime à l’algérienne » dans l’Occident arabe, alors que la Tunisie continue sa plongée dans l’incertain. Les possibilités qu’ils ont de contrôler le dynamisme algérien seraient réduites si le verrou occidental de leurs intérêts dans cette région venait à sauter. A moins d’une neutralité bienveillante du département d’Etat et du Quai d’Orsay... Pourquoi pas ? Le comportement américain, lors des putschs militaires de juillet 1971 et d’août 1972, aurait été évoqué dans les conversations des Açores entre MM. Nixon et Pompidou. Que reprocherait l’impérialisme américain au pouvoir marocain, sinon d’être un rempart trop fragile devant la montée du mécontentement populaire ? Tout comme ce fut le cas pour Constantin en Grèce, Hassan II représenterait de plus en plus un pouvoir inadéquat.
A deux reprises, les tentatives de putsch ont échoué. Et si le maintien des intérêts généraux de l’impérialisme. notamment le contrôle de la route du fer, incluait dans sa stratégie la nouvelle violence afin justement qu’elle ne se transforme pas en lutte armée de longue durée ? Pour empêcher l’apparition d’un foyer révolutionnaire dont le développement liquiderait la tutelle de la petite bourgeoisie, l’heure ne serait-elle pas venue de hâter l’avènement de cette dernière ? Ce serait là un pari audacieux. Mais l’impérialisme a l’expérience de ces renversements de tendance à travers l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie. Ces quinze dernières années, il a pris la mesure des limites de sa coexistence avec la petite bourgeoisie. Aussi les récents bouleversements en Turquie montrent-ils qu’il revient à son allié naturel : l’épée. Au Maroc, deux épées ont été brisées. Où trouver la troisième ? Car bien plus risqué est le maintien du pouvoir actuel qui, absorbé dans le cycle de la provocation et de la révolte populaire, aboutirait à une nouvelle situation où les luttes ne seraient plus dirigées par la petite bourgeoisie.
Autant de questions dont la réponse ne sera pas trouvée à l’extérieur du Maroc, mais dans l’attitude combative du peuple marocain, de sa classe ouvrière, de sa paysannerie. L’issue est entre leurs mains, quelles que soient les manœuvres de l’impérialisme pour maintenir ou hâter la chute du pouvoir aux seules fins de consolider le système. Une révolution populaire et démocratique ne peut être contrôlée par aucune fraction de la bourgeoisie, fût-elle la plus avancée idéologiquement.
Le pouvoir cherche à élargir son assise sociale à l’intérieur et à rompre son relatif isolement à l’extérieur. Les pressions exercées sur l’Algérie pour qu’elle collabore avec le régime dans la répression des combattants ont reçu un accueil mitigé. M. Benhima, ministre des affaires étrangères, s’est vu répondre par Alger que le Maroc n’avait qu’à faire sa propre police aux frontières. La demande d’intervention auprès du colonel Kadhafi adressée aux Irakiens par M. Bahmini, conseiller personnel de Hassan II, n’a pas eu plus de succès.
Par ailleurs, la France s’est étonnée du ton de l’organe de presse du Palais royal (Maroc-Soir) réclamant des sanctions contre les opposants marocains à Paris. Enfin, la mission marocaine envoyée à Washington pour une demande d’aide économique s’est heurtée à une certaine réserve.
Aussi le pouvoir multiplie-t-il les ouvertures : une délégation de la sûreté nationale composée de fonctionnaires de la police marocaine a rendu visite à ses collègues brésiliens et argentins. A l’intérieur aussi, le pouvoir reprend les éternelles « ouvertures » par le cycle encore une fois recommencé des contacts, consultations, négociations. A ce jeu, il est imbattable pour neutraliser ses adversaires et continuer seul.
De plus, le régime entend ne pas ménager ses efforts pour conquérir les bonnes dispositions des investisseurs étrangers et surtout regagner la confiance de la bourgeoisie. Un nouveau code des investissements industriels, encore plus libéral que les dernières réformes du précédent, est prêt. H. Iqbal écrivait, il y a un an, dans Souffles (6) : « Le code des investissements de 1958, au fur et à mesure des modifications qui lui sont apportées, abandonne des concessions aux sociétés étrangères. Pourtant, elles réclament plus : que les impôts soient moins lourds. » C’est exactement ce qu’elles viennent d’obtenir : la frontière ouverte au capitalisme « sauvage », avec garantie de transfert intégral et trois années d’exonérations d’impôts, « l’eldorado des affaires » et le paradis fiscal dans un même pays. Enfin, on parle avec insistance, dans les milieux industriels, de l’institution de trois zones franches : Tanger, Casablanca, Agadir.
La période des demi-mesures, des tiraillements entre l’idéologie étatiste des jeunes technocrates et la « réalité des affaires » semble bien close. L’ambition du régime est le franquisme. Encore devrait-il disposer d’une bourgeoisie qui veuille bien s’insérer dans une stratégie destinée à faire du pays le garde-manger de l’Europe (où l’industrie et l’agriculture marocaines voient leur place définie en fait par les contradictions du capitalisme européen), et d’une administration qui ne serait pas une simple accumulation des sédiments superposés de la colonisation, de l’étatisme progressiste et du népotisme incompétent. Encore devrait-il avoir une paysannerie et une classe ouvrière dociles. Même si le pouvoir parvient à domestiquer certains partis...
(1) Communauté islamique.
(2) Récemment, dans les mosquées, il a été fait appel à la vigilance et au combat contre les hérétiques athées, les communistes.
(3) Périodes de l’histoire du Maroc ou les tribus secouaient le joug de l’Etat, refusant en particulier de payer l’impôt.
(4) Au cours des derniers mois, des tracts signés Frères musulmans, inspirés directement par la police, ont été distribués, à Casablanca notamment, dénonçant nommément trois professeurs, accusés d’être hostiles au roi. Peu de temps après, ils furent arrêtés.
(5) Résident général au Maroc en 1946-1947, c’était un esprit libéral dans la tradition des saints-simoniens.
(6) Souffles.

François Della Suda
* Directeur de Souffles, revue culturelle arabe du Maghreb, B.P. 114, Paris, Cedex 15. La revue possède aussi une édition en arabe, Anfasse

--------------------
Mai 1973
--------------------