Maroc : Riposte du roi, faiblesse de l’opposition
Un procès pour humilier les vaincus et semer la crainte
Quand un procès politique s’ouvre au Maroc, l’essentiel a déjà eu lieu. L’audience publique, c’est le dénouement d’un drame obscur et sanglant qui s’est déroulé dans les « villas » du colonel Dlimi et dans les coulisses du palais. A Kenitra, dans le procès qui s’est ouvert le 25 juin, la marge d’autonomie du tribunal militaire est parfaitement délimitée : jugeant selon une procédure de flagrant délit, il ne dispose pour tout dossier que des procès-verbaux d’interrogatoires devant la police. Quant au verdict, il appartient au palais seul. Il lui reste la procédure et la routine des interrogatoires sur le fond.
Nul ne fait mystère des conditions dans lesquelles les policiers ont recueilli les « aveux » des accusés. Quand l’un d’entre eux en commence le récit à la barre, le procureur du roi l’interrompt d’un air las : « Laissez, on sait tout cela. » La thèse des fonctionnaires qui assistent au procès et assurent les contacts avec les journalistes étrangers est plus franche encore : « Ceux-là, au moins (parlant des accusés), ils sont vivants. »
Le procès de Kenitra ressemble à ceux qui l’ont précédé. L’agence officielle reproduit les débats in extenso, et les quotidiens tolérés de l’opposition, qui ne survivent qu’au prix d’une autocensure permanente, peuvent en rendre compte sans être inquiétés ; il est vrai qu’ils ne se risquent pas à faire de commentaires. Ainsi, tous les Marocains qui lisent les journaux auront appris, par exemple, que le colonel Dlimi avait participé personnellement à des séances de tortures. Un accusé l’a dit et nul ne l’a démenti, pas même dans la presse officielle.
Comment expliquer cette étrange « liberté » qui règne à Kenitra ? Il ne faut pas exclure le souci de montrer à l’extérieur qu’on respecte certaines lois. Mais le calcul serait un peu naïf. Il est difficile de bafouer davantage les règles les plus élémentaires de la procédure qu’on ne l’a fait dans ce procès. On juge en flagrant délit des gens emprisonnés depuis plus de deux mois et parfois plus d’un an ; la moitié des avocats n’ont eu accès au dossier concernant leur client qu’au jour de la première audience ; le procès-verbal de synthèse qui, à défaut d’acte d’accusation, établit les connexions entre les différents accusés n’a pas été communiqué à la défense, privée ainsi du document le plus important... On n’en finirait pas d’énumérer les irrégularités qui ont occupé trois jours d’audience et qui entacheront gravement le verdict final.
Mais s’en soucie-t-on vraiment ? L’opération ne vise pas seulement l’opinion publique internationale, elle est dirigée aussi vers l’intérieur. On a souvent cité la phrase d’Hassan Il : « Peu m’importe qu’il y ait au Maroc quinze millions d’opposants, pourvu qu’il n’y ait pat d’opposition. » Les procès politiques sont tout à la fois l’occasion de la vérifier et de la mettre en pratique. Il ne s’agit pas de juger, mais de vaincre et d’humilier le vaincu. De Marrakech en juillet 1971 (procès de l’U.N.F.P., Basri, Bounaïlat) à Kenitra I (février 1972, procès des « cadets » rescapés de l’attentat de Skhirat), à Kenitra II (automne 1972, procès des officiers responsables de l’attentat contre le Boeing royal), pour finir – provisoirement – aujourd’hui avec Kenitra III, le scénario judiciaire est identique, la philosophie qui l’inspire inchangée. Les faits eux-mêmes ne sont que le contenu manifeste, le prétexte si l’on veut. A Kenitra, on juge en principe les accusés du « complot du 3 mars » ; en fait, il s’agit, nous le verrons, d’un procès d’opinion.
Le 3 mars, un bâtiment administratif était attaqué par une bande armée à une centaine de kilomètres de Rabat. Peu après, la police découvrait plusieurs bombes qui n’avaient pas éclaté, dont une à Casablanca sous la voiture du consul des Etats-Unis, et une autre à Rabat au théâtre Mohammed-V. Le même jour, des troubles éclataient dans les régions de Goulmima et de Khénifra. La troupe intervint. Il y eu de nombreux tués et la répression frappa indistinctement la population civile qui aurait pu aider les rebelles. Un communiqué de Radio-Tripoli devait revendiquer l’ensemble de ces actions au nom d’un « Front de libération national » qui se proposait de renverser la monarchie et d’établir la république au Maroc, « Front » dont nul n’a plus entendu parler depuis.
Le 2 avril, la police opérait une série d’ « arrestations » dans les rangs de l’U.N.F.P. Un décret suspendait les activités de celle-ci pour quinze jours d’abord, puis, à l’expiration de ce délai, pour quatre mois.
Les accusés de Kenitra sont les appréhendés du 2 avril, plus ceux qui ont été pris les armes à la main après le 3 mars, quelques autres convaincus de complicité, et d’autres encore, déjà incarcérés à l’époque, mais auxquels on reproche des faits qui se rapportent aux activités de l’organisation « subversive » dirigée de l’étranger par Mohammed Basri.
Basri, ancien chef de la résistance intérieure contre les Français, condamné à mort en 1964 dans l’affaire du « complot de juillet 1963 », gracié en 1965, exilé volontaire depuis 1966, membre du secrétariat de l’U.N.F.P., était déjà l’accusé principal – par contumace – du procès de Marrakech. Il y fut condamné à mort. A Kenitra II, il fut beaucoup question des liens entre Basri et le lieutenant Amokrane dans la préparation de l’attentat du 16 août 1972. Et Kenitra III est à nouveau le procès de Basri, même si celui-ci, du fait de la procédure adoptée, ne figure pas parmi les accusés. Mais peut-on confondre Basri et l’U.N.F.P. ? Telle est la question essentielle et finalement l’enjeu de ce procès. En juillet 1971, isoler l’U.N.F.P. ou ses dirigeants semblait un objectif suffisant. Cette fois, il s’agit de l’abattre. A Marrakech, on jugeait un « complot contre la sûreté intérieure de l’Etat », qui n’avait pas reçu le moindre commencement d’exécution. La police avait eu la main particulièrement lourde dans la fabrication des dossiers, le principal témoin à charge était un membre de l’organisation passé à la police : beaucoup de bruit pour peu de faits. En plein déroulement du procès, ce fut le « coup » du 10 juillet, l’affaire manquée de Skhirat. Le complot jugé à Marrakech devenait bien dérisoire. Un verdict de clémence s’imposait : l’accusé principal, présent, Saïd Bounaïlat, fut condamné à mort, gracié et libéré (contrairement à ceux qui, condamnés à des peines plus légères, sont toujours en prison). La clémence devait aussi aider à la reprise, urgente vu la situation du pays, du dialogue entre le roi et l’opposition. Il eut lieu et n’aboutit point.
Et ce fut le 16 août : deuxième tentative contre la monarchie, deuxième échec. Le roi du Maroc n’ignorait pas qu’il devait, sinon sa survie personnelle, du moins celle de son régime, à l’inexistence pratique d’une opposition capable d’orienter à son profit le mécontentement populaire. Il avait beaucoup fait pour en arriver là, mais le 16 août, comme Skhirat un an avant, lui rappelait tout le danger qu’il y avait à gouverner contre tout le monde. Il devait donc tenter de renouer la discussion avec les partis, et il adressa à leurs chefs une lettre personnelle.
L’initiative allait faire long feu. La situation de la gauche marocaine avait évolué. Le ton n’était plus aux négociations sur des perspectives imprécises. Depuis le 31 juillet 1972, l’U.N.F.P., à l’initiative de ses dirigeants de Rabat, avait décidé de suspendre de ses fonctions Abdallah Ibrahim, l’un des trois membres du bureau politique. Cette décision officialisait la rupture entre les « politiques » plus soucieux d’organisation à la base et d’intervention du parti dans les « luttes de masse », et les « syndicalistes », plus enclins à un compromis immédiat avec le régime. Un éditorial d’Al Moharrir, le journal de l’U.N.F.P. de Rabat, proclamait la nécessité d’un « front à la base ». Et cela au moment même où l’organisation participait avec succès à plusieurs conflits sociaux. Le ton était neuf. On était loin du « Front national », bureaucratique et inefficace, et des négociations secrètes avec le palais, qui avaient tellement désorienté les militants quelques mois auparavant. Depuis la grande répression de 1963-1964, une opposition politique allait peut-être exister au Maroc. Cette fois, la menace pour le régime devenait sérieuse. Les mouvements d’étudiants et de lycéens gardaient une inquiétante vitalité. Il était difficile d’évaluer leur puissance de contagion. A cette seconde menace s’en ajoutait une troisième : à l’évidence, Basri n’avait pas désarmé. Radio-Tripoli, largement écouté au Maroc malgré les brouillages, continuait d’appeler à la « révolution de l’armée et du peuple ».
Il fallait donc frapper. Hassan II a montré à plusieurs reprises que non seulement il a le sens de la riposte mais qu’il sait aussi se servir des symboles qui marquent l’imagination populaire. Pour inaugurer sa nouvelle politique, il choisit une date : le 13 janvier, l’ « Aid Adha », qui commémore le sacrifice d’Abraham et qui est, traditionnellement chez les musulmans, le jour de la trêve. Le 13 janvier donc, les onze officiers condamnés à Kenitra II pour l’attentat du 16 août, sont fusillés. Le même jour, les deux principaux organisateurs de l’U.N.F.P., Mohammed Lyazghy à Rabat, Omar Benjelloun à Casablanca, reçoivent à leur domicile un colis piégé. Il n’y a pas de hasard. Quelques instants avant son exécution, Amokrane avait recommandé à Benjelloun et Lyazghy, par l’intermédiaire de son avocat, de se tenir sur leurs gardes. On l’avait torturé depuis le jugement le condamnant à mort pour qu’il complète sa déposition et « avoue » la complicité des deux dirigeants de l’U.N.F.P. dans l’affaire du Boeing. Les colis piégés, c’était aussi la réponse à la « révolution de l’armée et du peuple », proclamée par Basri. L’interdiction de l’Union nationale des étudiants marocains dans les jours suivants allait parachever la politique royale.
Le « 3 mars » montre que cette politique a échoué. Certes, la « révolution », un peu aventureusement proclamée, n’a pas eu lieu. Mais il y eut quand même des combats. Les armes présentées sur la table des pièces à conviction ne sont plus, comme à Marrakech, de vieux tromblons rouillés et des bombes hors d’usage, mais des fusils et des armes automatiques modernes. Parmi les accusés figurent sept militaires : des militaires et des civils impliqués ensemble dans une affaire politique qui n’a rien à voir avec un coup d’Etat, voilà qui est nouveau. Les accusés représentent à peu près tous les secteurs sociaux et tous les horizons de la vie marocaine : c’est finalement le Maroc réel que l’on juge à Kenitra. Et c’est pourquoi, en fin de compte, il ne s’agit que d’un procès d’opinion. Les faits eux-mêmes tiennent peu de place : Omar Dahkoun, le principal accusé, les a tous reconnus et courageusement revendiqués. Son organisation, qui n’a rien à voir avec l’U.N.F.P., avait pour but, selon lui, de lutter contre « le sionisme et l’impérialisme et leurs complices au Maroc ». Le régime n’est pas directement mis en cause par les accusés. Mais c’est finalement de lui qu’il est question, d’un bout à l’autre du procès.
Les responsables de l’U.N.F.P., sommés de s’expliquer sur leur attitude à l’égard de la violence et de Basri, ont désapprouvé l’action du 3 mars. Ils ont simplement confirmé à l’audience leur position traditionnelle sur l’action politique. Mais, comme le disait Abderrahim Bouabid, le dernier dirigeant de l’U.N.F.P. encore en liberté au Maroc, et comme il le répétera peut-être à la barre puisque l’accusation, pour l’empêcher de plaider en faveur de ses camarades, l’a cité comme témoin : « Notre position n’a jamais été de recourir à la violence. Mais la question est moins de savoir si l’usage de la violence est légitime que de dire pourquoi, dans le Maroc d’aujourd’hui, tant d’hommes estiment qu’il n’y a pas d’autre voie pour sortir de la crise. »
Marc Kravetz
------------
Août 1973
------------
Un procès pour humilier les vaincus et semer la crainte
Quand un procès politique s’ouvre au Maroc, l’essentiel a déjà eu lieu. L’audience publique, c’est le dénouement d’un drame obscur et sanglant qui s’est déroulé dans les « villas » du colonel Dlimi et dans les coulisses du palais. A Kenitra, dans le procès qui s’est ouvert le 25 juin, la marge d’autonomie du tribunal militaire est parfaitement délimitée : jugeant selon une procédure de flagrant délit, il ne dispose pour tout dossier que des procès-verbaux d’interrogatoires devant la police. Quant au verdict, il appartient au palais seul. Il lui reste la procédure et la routine des interrogatoires sur le fond.
Nul ne fait mystère des conditions dans lesquelles les policiers ont recueilli les « aveux » des accusés. Quand l’un d’entre eux en commence le récit à la barre, le procureur du roi l’interrompt d’un air las : « Laissez, on sait tout cela. » La thèse des fonctionnaires qui assistent au procès et assurent les contacts avec les journalistes étrangers est plus franche encore : « Ceux-là, au moins (parlant des accusés), ils sont vivants. »
Le procès de Kenitra ressemble à ceux qui l’ont précédé. L’agence officielle reproduit les débats in extenso, et les quotidiens tolérés de l’opposition, qui ne survivent qu’au prix d’une autocensure permanente, peuvent en rendre compte sans être inquiétés ; il est vrai qu’ils ne se risquent pas à faire de commentaires. Ainsi, tous les Marocains qui lisent les journaux auront appris, par exemple, que le colonel Dlimi avait participé personnellement à des séances de tortures. Un accusé l’a dit et nul ne l’a démenti, pas même dans la presse officielle.
Comment expliquer cette étrange « liberté » qui règne à Kenitra ? Il ne faut pas exclure le souci de montrer à l’extérieur qu’on respecte certaines lois. Mais le calcul serait un peu naïf. Il est difficile de bafouer davantage les règles les plus élémentaires de la procédure qu’on ne l’a fait dans ce procès. On juge en flagrant délit des gens emprisonnés depuis plus de deux mois et parfois plus d’un an ; la moitié des avocats n’ont eu accès au dossier concernant leur client qu’au jour de la première audience ; le procès-verbal de synthèse qui, à défaut d’acte d’accusation, établit les connexions entre les différents accusés n’a pas été communiqué à la défense, privée ainsi du document le plus important... On n’en finirait pas d’énumérer les irrégularités qui ont occupé trois jours d’audience et qui entacheront gravement le verdict final.
Mais s’en soucie-t-on vraiment ? L’opération ne vise pas seulement l’opinion publique internationale, elle est dirigée aussi vers l’intérieur. On a souvent cité la phrase d’Hassan Il : « Peu m’importe qu’il y ait au Maroc quinze millions d’opposants, pourvu qu’il n’y ait pat d’opposition. » Les procès politiques sont tout à la fois l’occasion de la vérifier et de la mettre en pratique. Il ne s’agit pas de juger, mais de vaincre et d’humilier le vaincu. De Marrakech en juillet 1971 (procès de l’U.N.F.P., Basri, Bounaïlat) à Kenitra I (février 1972, procès des « cadets » rescapés de l’attentat de Skhirat), à Kenitra II (automne 1972, procès des officiers responsables de l’attentat contre le Boeing royal), pour finir – provisoirement – aujourd’hui avec Kenitra III, le scénario judiciaire est identique, la philosophie qui l’inspire inchangée. Les faits eux-mêmes ne sont que le contenu manifeste, le prétexte si l’on veut. A Kenitra, on juge en principe les accusés du « complot du 3 mars » ; en fait, il s’agit, nous le verrons, d’un procès d’opinion.
Le 3 mars, un bâtiment administratif était attaqué par une bande armée à une centaine de kilomètres de Rabat. Peu après, la police découvrait plusieurs bombes qui n’avaient pas éclaté, dont une à Casablanca sous la voiture du consul des Etats-Unis, et une autre à Rabat au théâtre Mohammed-V. Le même jour, des troubles éclataient dans les régions de Goulmima et de Khénifra. La troupe intervint. Il y eu de nombreux tués et la répression frappa indistinctement la population civile qui aurait pu aider les rebelles. Un communiqué de Radio-Tripoli devait revendiquer l’ensemble de ces actions au nom d’un « Front de libération national » qui se proposait de renverser la monarchie et d’établir la république au Maroc, « Front » dont nul n’a plus entendu parler depuis.
Le 2 avril, la police opérait une série d’ « arrestations » dans les rangs de l’U.N.F.P. Un décret suspendait les activités de celle-ci pour quinze jours d’abord, puis, à l’expiration de ce délai, pour quatre mois.
Les accusés de Kenitra sont les appréhendés du 2 avril, plus ceux qui ont été pris les armes à la main après le 3 mars, quelques autres convaincus de complicité, et d’autres encore, déjà incarcérés à l’époque, mais auxquels on reproche des faits qui se rapportent aux activités de l’organisation « subversive » dirigée de l’étranger par Mohammed Basri.
Basri, ancien chef de la résistance intérieure contre les Français, condamné à mort en 1964 dans l’affaire du « complot de juillet 1963 », gracié en 1965, exilé volontaire depuis 1966, membre du secrétariat de l’U.N.F.P., était déjà l’accusé principal – par contumace – du procès de Marrakech. Il y fut condamné à mort. A Kenitra II, il fut beaucoup question des liens entre Basri et le lieutenant Amokrane dans la préparation de l’attentat du 16 août 1972. Et Kenitra III est à nouveau le procès de Basri, même si celui-ci, du fait de la procédure adoptée, ne figure pas parmi les accusés. Mais peut-on confondre Basri et l’U.N.F.P. ? Telle est la question essentielle et finalement l’enjeu de ce procès. En juillet 1971, isoler l’U.N.F.P. ou ses dirigeants semblait un objectif suffisant. Cette fois, il s’agit de l’abattre. A Marrakech, on jugeait un « complot contre la sûreté intérieure de l’Etat », qui n’avait pas reçu le moindre commencement d’exécution. La police avait eu la main particulièrement lourde dans la fabrication des dossiers, le principal témoin à charge était un membre de l’organisation passé à la police : beaucoup de bruit pour peu de faits. En plein déroulement du procès, ce fut le « coup » du 10 juillet, l’affaire manquée de Skhirat. Le complot jugé à Marrakech devenait bien dérisoire. Un verdict de clémence s’imposait : l’accusé principal, présent, Saïd Bounaïlat, fut condamné à mort, gracié et libéré (contrairement à ceux qui, condamnés à des peines plus légères, sont toujours en prison). La clémence devait aussi aider à la reprise, urgente vu la situation du pays, du dialogue entre le roi et l’opposition. Il eut lieu et n’aboutit point.
Et ce fut le 16 août : deuxième tentative contre la monarchie, deuxième échec. Le roi du Maroc n’ignorait pas qu’il devait, sinon sa survie personnelle, du moins celle de son régime, à l’inexistence pratique d’une opposition capable d’orienter à son profit le mécontentement populaire. Il avait beaucoup fait pour en arriver là, mais le 16 août, comme Skhirat un an avant, lui rappelait tout le danger qu’il y avait à gouverner contre tout le monde. Il devait donc tenter de renouer la discussion avec les partis, et il adressa à leurs chefs une lettre personnelle.
L’initiative allait faire long feu. La situation de la gauche marocaine avait évolué. Le ton n’était plus aux négociations sur des perspectives imprécises. Depuis le 31 juillet 1972, l’U.N.F.P., à l’initiative de ses dirigeants de Rabat, avait décidé de suspendre de ses fonctions Abdallah Ibrahim, l’un des trois membres du bureau politique. Cette décision officialisait la rupture entre les « politiques » plus soucieux d’organisation à la base et d’intervention du parti dans les « luttes de masse », et les « syndicalistes », plus enclins à un compromis immédiat avec le régime. Un éditorial d’Al Moharrir, le journal de l’U.N.F.P. de Rabat, proclamait la nécessité d’un « front à la base ». Et cela au moment même où l’organisation participait avec succès à plusieurs conflits sociaux. Le ton était neuf. On était loin du « Front national », bureaucratique et inefficace, et des négociations secrètes avec le palais, qui avaient tellement désorienté les militants quelques mois auparavant. Depuis la grande répression de 1963-1964, une opposition politique allait peut-être exister au Maroc. Cette fois, la menace pour le régime devenait sérieuse. Les mouvements d’étudiants et de lycéens gardaient une inquiétante vitalité. Il était difficile d’évaluer leur puissance de contagion. A cette seconde menace s’en ajoutait une troisième : à l’évidence, Basri n’avait pas désarmé. Radio-Tripoli, largement écouté au Maroc malgré les brouillages, continuait d’appeler à la « révolution de l’armée et du peuple ».
Il fallait donc frapper. Hassan II a montré à plusieurs reprises que non seulement il a le sens de la riposte mais qu’il sait aussi se servir des symboles qui marquent l’imagination populaire. Pour inaugurer sa nouvelle politique, il choisit une date : le 13 janvier, l’ « Aid Adha », qui commémore le sacrifice d’Abraham et qui est, traditionnellement chez les musulmans, le jour de la trêve. Le 13 janvier donc, les onze officiers condamnés à Kenitra II pour l’attentat du 16 août, sont fusillés. Le même jour, les deux principaux organisateurs de l’U.N.F.P., Mohammed Lyazghy à Rabat, Omar Benjelloun à Casablanca, reçoivent à leur domicile un colis piégé. Il n’y a pas de hasard. Quelques instants avant son exécution, Amokrane avait recommandé à Benjelloun et Lyazghy, par l’intermédiaire de son avocat, de se tenir sur leurs gardes. On l’avait torturé depuis le jugement le condamnant à mort pour qu’il complète sa déposition et « avoue » la complicité des deux dirigeants de l’U.N.F.P. dans l’affaire du Boeing. Les colis piégés, c’était aussi la réponse à la « révolution de l’armée et du peuple », proclamée par Basri. L’interdiction de l’Union nationale des étudiants marocains dans les jours suivants allait parachever la politique royale.
Le « 3 mars » montre que cette politique a échoué. Certes, la « révolution », un peu aventureusement proclamée, n’a pas eu lieu. Mais il y eut quand même des combats. Les armes présentées sur la table des pièces à conviction ne sont plus, comme à Marrakech, de vieux tromblons rouillés et des bombes hors d’usage, mais des fusils et des armes automatiques modernes. Parmi les accusés figurent sept militaires : des militaires et des civils impliqués ensemble dans une affaire politique qui n’a rien à voir avec un coup d’Etat, voilà qui est nouveau. Les accusés représentent à peu près tous les secteurs sociaux et tous les horizons de la vie marocaine : c’est finalement le Maroc réel que l’on juge à Kenitra. Et c’est pourquoi, en fin de compte, il ne s’agit que d’un procès d’opinion. Les faits eux-mêmes tiennent peu de place : Omar Dahkoun, le principal accusé, les a tous reconnus et courageusement revendiqués. Son organisation, qui n’a rien à voir avec l’U.N.F.P., avait pour but, selon lui, de lutter contre « le sionisme et l’impérialisme et leurs complices au Maroc ». Le régime n’est pas directement mis en cause par les accusés. Mais c’est finalement de lui qu’il est question, d’un bout à l’autre du procès.
Les responsables de l’U.N.F.P., sommés de s’expliquer sur leur attitude à l’égard de la violence et de Basri, ont désapprouvé l’action du 3 mars. Ils ont simplement confirmé à l’audience leur position traditionnelle sur l’action politique. Mais, comme le disait Abderrahim Bouabid, le dernier dirigeant de l’U.N.F.P. encore en liberté au Maroc, et comme il le répétera peut-être à la barre puisque l’accusation, pour l’empêcher de plaider en faveur de ses camarades, l’a cité comme témoin : « Notre position n’a jamais été de recourir à la violence. Mais la question est moins de savoir si l’usage de la violence est légitime que de dire pourquoi, dans le Maroc d’aujourd’hui, tant d’hommes estiment qu’il n’y a pas d’autre voie pour sortir de la crise. »
Marc Kravetz
------------
Août 1973
------------